Pathologie mentale caractérisée par des fluctuations importantes de l’humeur, la bipolarité, que l’on appelle aussi trouble bipolaire, se traduit par des épisodes dépressifs précédés ou suivis d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, ou d’épisodes mixtes association ces deux conditions. Ralentissement de l’activité, tristesse, apathie, troubles du sommeil sont les symptômes présents lors d’un épisode dépressif, tandis qu’euphorie, irritabilité, insomnie sans fatigue, excitation psychique, et impulsivité sont l’apanage d’un épisode maniaque.
Sont-ce toutefois les mêmes symptômes, les mêmes traitements, les mêmes enjeux chez l’enfant et l’adolescent que chez l’adulte ? À tout âge, le trouble bipolaire a des retentissements sur la vie quotidienne et professionnelle. Outre l’impact de la maladie sur la scolarité (baisse des résultats scolaires, absentéisme, déscolarisation), la bipolarité chez l’enfant et l’adolescent peut conduire à des envies suicidaires en phase dépressive, et des comportements à risque en phase maniaque. D’où l’importance de repérer les premiers signes de ce trouble, de le diagnostiquer, et de le traiter convenablement dans cette période clé de la vie.
À quel âge peut-on développer une bipolarité ?
« Il faut savoir que probablement plus des deux tiers voire des trois quarts des troubles bipolaires décrits chez l’adulte ont commencé avant 21 ans », nous indique le Pr Manuel Bouvard, psychiatre et chef du pôle Universitaire de Psychiatrie de l’Enfant et Adolescent au CH Charles Perrens de Bordeaux. Et, « sur les 70 % des cas qui ont débuté avant 21 ans, 30 % ont eu des symptômes avant l’âge de 12 ans », autrement dit, dans l’enfance. Il est donc tout à fait possible qu’un trouble bipolaire débute dans l’enfance, même si, on le verra, le diagnostic n’est pas évident et peut être fait des années plus tard.
Bipolarité chez l’enfant : quelles différences avec celle de l’adulte en termes de symptômes ?
« Ce qui est différent chez l’enfant, c’est que l’on va souvent observer des manifestations émotionnelles qui sont moins « typiquement structurées » sur des épisodes », nous explique le Pr Bouvard. Ainsi, si l’on peut observer un changement d’humeur chez l’enfant, il ne sera pas aussi net que ce que l’on peut voir chez l’adulte, avec, dans le trouble bipolaire du type 1, une phase très claire de dépression, ou une phase très nette d’excitation (phase maniaque). « On va avoir des enfants qui ont ce qu’on appelle une labilité de l’humeur, une irritabilité, des enfants qui vont changer d’humeur. Il y a une dimension un petit peu plus chronique du changement d’humeur, avec une très grande fluctuation », détaille le psychiatre. Pas question donc de longue période de dépression ou d’épisode maniaque chez l’enfant, qui peut passer d’un état émotionnel à l’autre plus rapidement. Ce qui peut conduire au mauvais diagnostic, car d’autres troubles peuvent occasionner ce type de symptôme chez le jeune enfant (voir paragraphe dédié).
Quels sont les signes de la bipolarité chez l’adolescent ?
« Chez les adolescents, après 12 ans, les choses se mettent un petit peu plus nettement en place. Mais la particularité chez les adolescents, c’est que souvent, on observe des cycles rapides : on parle de cycle rapide lorsque le sujet va faire au moins quatre épisodes maniaques ou dépressifs dans l’année », détaille le spécialiste. Ce qui peut se traduire, chez l’adolescent, par des humeurs qui durent une semaine à dix jours, puis un changement d’humeur. « C’est-à-dire que l’on va avoir des périodes de modification nette de l’humeur qui seront probablement plus courtes que chez l’adulte », poursuit le Pr Bouvard, estimant que cette particularité participe au fait que le diagnostic de trouble bipolaire vient moins à l’esprit des professionnels de santé qui reçoivent ces adolescents. Le diagnostic est alors souvent posé devant l’évidence, par exemple suite à une tentative de suicide ou des idées suicidaires clairement énoncées (à l’oral ou à l’écrit).
Dans tous les cas, au moindre doute, face à un adolescent qui perd de l’intérêt pour ses activités habituelles, qui s’isole, qui ne voit plus son cercle d’amis, qui a une estime de soi fluctuante, mieux vaut consulter.
Les difficultés de diagnostic
Si le trouble bipolaire est si difficile à diagnostiquer, a fortiori dans l’enfance, c’est notamment parce que, pour parler de bipolarité, il faut avoir pu observer une alternance de phase : une phase de dépression, suivie ou précédée d’une phase d’excitation (phase maniaque ou hypomaniaque). « Or, lorsque l’on voit un enfant, souvent, voire un adolescent en consultation, on est souvent lors du ou des premiers épisodes, autrement dit, on n’a pas l’historique suffisant pour faire le diagnostic », souligne le Pr Bouvard. L’autre facteur qui peut expliquer la difficulté de diagnostic est la ressemblance avec d’autres troubles, et notamment le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH, voir ci-dessous).
TDAH et trouble bipolaire : les différences
« Évidemment, avant 12 ans, le premier diagnostic face à un enfant qui est un peu agité, un peu excité, qui a du mal à maintenir son attention, ça va être le TDAH », indique le spécialiste. Car trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité et trouble bipolaire partagent certains symptômes (on parle de recouvrement symptomatique), et il existe une comorbidité entre les deux : TDAH et trouble bipolaire sont parfois associés. « Environ 20 % des patients qui ont une bipolarité ont eu un TDAH auparavant », détaille le psychiatre.
Il faut donc faire un diagnostic différentiel, ce qui n’est pas chose aisée. « On va rechercher des comportements qui peuvent être similaires, mais qui ont un côté épisodique. C’est-à-dire qu’ils vont se calmer, alors que si le TDAH peut fluctuer, il reste globalement relativement stable », précise le spécialiste. Le Pr Bouvard ajoute que le TDAH débute généralement plus tôt, dès le début de l’école élémentaire. Les antécédents familiaux peuvent aussi aider au diagnostic, car un enfant ayant des antécédents familiaux de bipolarité a plus de probabilité d’être également concerné.
Par ailleurs, si l’humeur d’un enfant TDAH peut fluctuer, « elle n’atteint pas des degrés aussi forts que dans le trouble bipolaire. C’est-à-dire que, par exemple, on parle beaucoup d’élation de l’humeur, c’est-à-dire du sentiment d’euphorie, de bien-être, dans les états maniaques, de toute potentialité, d’être capable de faire toutes les choses qu’on veut… Ça, on ne le retrouve pas dans un TDAH », précise le Pr Bouvard.
En phase maniaque, jeunes enfants et adolescents peuvent, comme l’adulte atteint de trouble bipolaire, avoir des insomnies sans fatigue, comme s’ils étaient protégés des conséquences de ne pas dormir. Une particularité de la bipolarité, que l’on ne retrouve pas non plus dans un TDAH.
Le trouble de dysrégulation émotionnelle
Pendant longtemps, on a confondu trouble bipolaire et trouble de dysrégulation émotionnelle, nous raconte le Pr Bouvard. « Ce trouble est caractérisé par des enfants qui font des crises de colère très explosives, dans des situations de frustration ou de surstimulation. Ce sont des enfants qui sont souvent très irritables, qui ont une réaction, une humeur négative très rapide, qui ne supportent pas la moindre remarque, ni la moindre contrainte. Pendant très longtemps, on a pensé que ces enfants-là étaient amenés à devenir bipolaires, alors qu’en réalité, tous les enfants atteints de ce trouble ne déclarent pas un trouble bipolaire », rassure le spécialiste.
Mais là encore, du fait de symptômes proches, ces deux troubles peuvent être confondus et contribuer à la difficulté à diagnostiquer la bipolarité chez l’enfant.
Le trouble bipolaire est-il héréditaire ?
S’il y a bien des facteurs génétiques, transmis par les parents, on parle plutôt de vulnérabilité que d’hérédité. Autrement dit, il n’y a aucune fatalité. Ça n’est pas parce qu’un ou deux parents sont atteints de trouble bipolaire que l’enfant va forcément développer un trouble bipolaire. En revanche, l’enfant est plus à risque de devenir bipolaire s’il a des antécédents familiaux. C’est là que la recherche est importante, pour déterminer quels sont les facteurs environnementaux (stress, mode de vie etc.) qui pourraient expliquer pourquoi un enfant ayant des antécédents familiaux développera, ou non, une bipolarité. On parle d’épigénétique : ce ne sont pas les gènes en eux-mêmes qui sont en jeu, mais l’expression de ces gènes (qui active ou désactive nos gènes), laquelle est modifiée par notre environnement.
Agir en préventif chez les enfants « prédisposés »
Pour éviter que les enfants de parents bipolaires ne développent à leur tour ce trouble, il peut être judicieux de les prendre en charge tôt, dès les prémisses, « en leur apprenant par exemple à moins s’exposer à des situations pouvant aggraver une réalité émotionnelle », à moins s’exposer aux situations stressantes, suggère le Pr Bouvard. Il s’agira de limiter les facteurs déclencheurs chez les enfants de parents bipolaires chez qui l’on constate une humeur dite labile : irritabilité, instabilité et changements d’humeur, manque de confiance en soi… « L’idée est de travailler sur la gestion des émotions, de les aider à réduire l’impact de leur environnement sur leurs émotions », complète le spécialiste.
S’il y a dans l’entourage familial de l’enfant des proches bipolaires (au premier ou deuxième degré : parents, oncles et tantes, grands-parents), et que l’on observe chez l’enfant des attitudes et changements d’humeur évoquant un trouble bipolaire, même à un degré léger, « cela vaut le coup d’aller consulter », estime le Pr Bouvard.
Bipolarité de l’enfant : quels traitements ?
Plusieurs médicaments thymorégulateurs (régulateurs de l’humeur) peuvent être prescrits et utilisés chez l’enfant et l’adolescent bipolaire, quoiqu’ils n’aient parfois pas été développés ni autorisés dans cette indication. Les médecins peuvent toutefois les prescrire, lorsqu’ils le jugent utile, et en l’absence d’alternative. On parle de prescription hors AMM (autorisation de mise sur le marché). C’est le cas du lithium, mais aussi d’antiépileptiques, utilisés pour leur effet thymorégulateur. En première intention, citons l’acide valproïque (Dépakine) et le divalproate (Dépakote) (ayant tous deux avec d’importantes précautions chez l’adolescente), mais aussi les anticonvulsivants carbamazépine (Tégrétol) et oxcarbazépine (Trileptal), l’antiépileptique lamotrigine (Lamictal)… Dépakine et Dépakote sont le nom commercial de médicaments à l’origine d’un scandale sanitaire du même nom, lié au caractère très tératogène, c’est-à-dire générateur de malformations fœtales de leur principe actif. Ils doivent désormais n’être prescrits que sous conditions chez la femme en âge de procréer, ce qui peut donc inclure les adolescentes. Il s’agit notamment d’avoir une contraception efficace, pour éviter qu’une grossesse ait lieu durant la durée du traitement.
Et lors d’épisodes aigus, de phases maniaques marquées par une forte excitation, le médecin optera plutôt pour des antipsychotiques de seconde génération (avec de molécules telles que la rispéridone, l’aripiprazol, l’olanzapine…). L’enjeu est alors d’éviter que l’enfant se mette en danger par des comportements à risque.
À noter que le traitement médicamenteux doit être adapté et ajusté, notamment en termes de dosage, pour limiter les effets secondaires, telle que l’apathie ou la sédation (l’enfant somnole ou s’endort sous l’effet du médicament), ou encore la prise de poids. Pas question en revanche de ne pas traiter la maladie avec des médicaments adéquats, car cela augmente le risque de voir la bipolarité s’aggraver à l’âge adulte, et devenir résistante aux traitements.
De l’importance de l’éducation thérapeutique
Mais si les médicaments font évidemment partie de la prise en charge des jeunes patients, ils ne font pas tout. La prise en charge consiste aussi à aider l’enfant et ses parents à comprendre et gérer la maladie. On parle d’éducation thérapeutique du patient, et dans le cas d’une personne mineure, de ses parents, en première ligne face au trouble bipolaire de leur enfant.
Être parent d’un enfant bipolaire, ça s’apprend
« Aux parents, on va d’abord tenter de retirer le sentiment de culpabilité. On va leur dire que ça n’est pas de leur faute, même s’il y a des facteurs génétiques. Et puis on va leur expliquer clairement ce qu’est un trouble bipolaire », indique le psychiatre bordelais. « On va leur expliquer que ça n’est pas que des variations bénignes de l’humeur, mais bien un trouble de l’humeur. On va leur expliquer pourquoi leur enfant doit être suivi, pourquoi il doit prendre des médicaments… Et on va leur apprendre à interagir avec leur enfant ou adolescent lorsqu’il est en phase maniaque ou dépressive, à repérer ses changements d’humeur et les signes qui indiquent qu’il faut reconsulter pour adapter le traitement », ajoute le spécialiste, qui précise qu’il existe des groupes d’habileté parentale, avec des mises en situations concrètes, pour aider les parents à accompagner leur adolescent, pour son bien-être et sa santé mentale, sans pour autant renoncer aux règles éducatives.
Le Pr Manuel Bouvard, qui déplore l’état de la psychiatrie en France, et a fortiori de la pédopsychiatrie, conseille de se référer en premier lieu au médecin généraliste, avant une prise en charge plus globale et plus poussée auprès d’un psychiatre, idéalement au sein d’une unité pédiatrique. Il ne faut par ailleurs pas hésiter à se diriger directement aux urgences pédiatriques si l’enfant ou l’adolescent bipolaire (ou que l’on soupçonne de l’être) exige une prise en charge immédiate, notamment en cas de tentative de suicide ou d’idées suicidaires.
Rappelons enfin que la bipolarité est une maladie, mentale certes, mais une maladie pour laquelle il existe une prise en charge, et avec laquelle on peut vivre presque normalement, à condition d’être bien suivi, bien accompagné. Ce qui passe aussi par la fin de la stigmatisation des patients, quel que soit leur âge.