Bruno Humbeeck et Saverio Tomasella, tous deux docteurs en psychopédagogie, ont répondu à nos questions.
Les Maternelles : A partir de quand parle-t-on de harcèlement ?
Bruno Humbeeck : « Le harcèlement est lié à un sentiment d’impuissance face aux agressions. Pour installer son pouvoir, le harceleur a besoin d’un public car il n’y a pas de harcèlement sans groupe. Si un enfant en embête un autre et regarde ses camarades en souriant de manière connivente, ceux-là figent les rôles de dominant et dominé. La victime est dans l’incapacité de sortir de la situation. »
Il y a aussi une notion de répétition ?
B. H. : « Oui, mais pas toujours dans le cyber-harcèlement. Ce ne sont pas forcément des actes mais des menaces répétées. Si l’enfant subit une moquerie lourde, que les autres laissent penser que ça peut se reproduire, on est déjà dans une logique de harcèlement. »
Y a-t-il un profil d’enfants plus touchés ?
B. H. : « Non. Et c’est important de le dire à l’enfant, car il se pose vite des questions. Il peut penser qu’il y a certainement de bonnes raisons pour qu’il soit harcelé. Parfois les parents ont l’impression que leur enfant est trop sensible, un peu différent des autres… Ça peut induire l’idée qu’il y a peut-être une raison à ce harcèlement. Mais toutes les recherches sont unanimes : il n’y a pas un profil d’enfant harcelé. Ce sont des situations aléatoires. »
Est-ce que le harcèlement peut commencer dès la maternelle ?
B. H. : « Il y a des bousculades, des prises de pouvoir, des comportements d’agressivité hiérarchique… Mais on ne peut pas parler de harcèlement, parce que ça ne s’installe pas dans la durée. De plus, il ne s’agit pas d’une démarche systématique d’un groupe pour exclure quelqu’un. Au début du primaire, en revanche, ces mécanismes sont beaucoup plus complets. »
Quels symptômes peuvent aider à détecter ce harcèlement ?
B. H. : « Il n’y en a pas. J’entends trop souvent qu’il existe des micro-signaux, comme des maux de ventre. Le harcèlement peut se reproduire sans qu’il y ait le moindre symptôme. Pour une grande majorité d’entre eux, les enfants se taisent pour protéger leurs parents, pour ne pas les peiner. On appelle ça de la délicatesse paradoxale. L’enfant peut aussi éviter l’espace scolaire, les rassemblements de jeunes, mais ce n’est pas un indice systématique. »
Quelles conséquences peut avoir le harcèlement ?
B. H. : « La plus conséquente concerne l’estime de soi. L’enfant se raconte une histoire qui explique le harcèlement : il suppose qu’il a des qualités en moins, des défauts en plus. Il y a une façon très simple de vérifier si son estime de soi a été perturbée : lui demander s’il serait copain avec lui-même. S’il hésite ou répond négativement, c’est que son estime de soi est atteinte. »
Comment aider son enfant ?
B. H. : « Dès qu’il y a une secousse, on intervient sans attendre que la situation ne soit trop grave. On se montre disponible, sans être envahissant. On peut lui demander comment s’est passée sa journée et être prêt à tout entendre, sans dramatiser ni minimiser. Et la réponse clé, c’est : « Ce n’est pas ton problème. C’est notre souci s’il t’arrive quelque chose. Avec l’école, on va trouver une solution pour que ça change. »
« Si on demande à l’enfant de réagir alors qu’il est agressé par des gens plus forts ou plus nombreux, il se reprochera de ne pas avoir eu l’esprit de répartie, se sentira insuffisant. Or il en sera incapable car le cerveau est formaté pour assurer la survie et va donc refuser de s’opposer. »
Comment obtenir un échange constructif avec l’institution scolaire ?
B. H. : « Les écoles ont a priori une posture bienveillante. Mais parfois, elles ferment leurs portes quand elles entendent le mot harcèlement. Il est perçu comme un bélier avec lequel on voudrait forcer les portes de l’école pour l’obliger à réagir. Il vaut mieux parler des émotions : « mon enfant est triste, a peur quand il va à l’école. Je pense qu’on doit chercher ensemble des solutions ».
La posture du parent, ce n’est pas d’attaquer l’école, mais de créer une harmonie éducative autour des émotions difficiles vécues par l’enfant. Là on a une adhésion plus facile. Si l’école vous dit qu’elle est démunie, c’est de la cécité pédagogique. Il existe des outils, des techniques comme des espaces de paroles régulés. »
Et si l’école n’est pas aidante. On en change ?
B. H. : « Il faut faire quelque chose au sein de l’école. Mais il y a des phrases qu’on ne peut pas laisser dire par l’école : « Ce n’est qu’une dispute de gosses », « Faites pas attention », « C’est pas vraiment du harcèlement »… Si on les entend, on peut se dire que cette école ne répond pas à nos attentes, qu’elle ne va rien faire et en chercher une autre.
En discuter avec l’enfant harceleur ou ses parents : bonne ou mauvaise idée ?
B. H. : « C’est une très mauvaise idée de faire le justicier dans la cour de récréation ! Généralement, ça devient un conflit entre les parents et prend davantage de proportions. Il faut mettre en place les outils au sein de l’école sans agressivité en suggérant d’utiliser les techniques diffusées. Sanctionner l’enfant harceleur n’est pas non plus une bonne idée. »
Quel mécanisme s’opère chez l’enfant harceleur ?
B. H. : « Les neurones miroirs nous permettent de faire preuve d’empathie, d’être sensibles aux émotions des autres, mais ils provoquent aussi l’envie. Si un petit joue à un jeu et y prend du plaisir, les autres voudront ce jeu-là et pas un autre. L’envie est un moteur de violence absolue. L’enfant cyberharcelé a souvent tout pour lui : beau, intelligent… Il commet une imprudence numérique et la meute se déchaîne contre lui. C’est stimulé par ces mécanismes d’envie. Pour se moquer de quelqu’un, le harceleur neutralise ses neurones miroirs.
Les parents, la société l’encouragent en survalorisant sa position de dominant. C’est le cas par exemple si l’enfant revient à la maison en disant qu’il a “cassé” untel et que ses parents trouvent ça drôle et rassurant. Ils sont dans une mauvaise orientation pédagogique. C’est très préjudiciable pour l’enfant harceleur dans sa future vie de couple et professionnelle. Il est urgent d’amener ces jeunes à se préoccuper des autres et tenir compte de ce qu’ils vivent. Si l’enfant est un dominant empathique, qui encourage ses partenaires, son avenir en revanche sera positif. »
Comment expliquer que le harcèlement soit plus présent chez les jeunes ?
Saverio Tomasella : « Les enfants et adolescents n’ont pas encore cette capacité de réflexion, de prise de distance… Ils n’ont pas conscience des conséquences de leurs paroles et actes car leur cortex préfrontal ne sera développé qu’à partir de 25 ans. Certains ont des difficultés à accepter les frustrations, les règles, les différences. Ils sont pulsionnels et ont beaucoup d’envies (la force physique, la beauté, la réussite scolaire, l’intelligence de quelqu’un d’autre… ). Or l’envie est l’un des moteurs fondamentaux du harcèlement à l’adolescence. »
Pourquoi est-ce si difficile pour la victime de parler ?
S. T. : « Souvent les jeunes se taisent de peur que leurs parents n’interviennent. Ils craignent leur réaction émotionnelle ou ont honte. Et puis, au bout d’un moment, ce harcèlement répété produit un traumatisme.
Le système nerveux autonome immobilise la victime, l’empêche de réagir et d’en parler. Les parents peuvent parfois remarquer un changement d’appétit, des difficultés d’endormissement, des maux de ventre, de tête, le refus d’aller à l’école, une déprime… Ces signes peuvent indiquer qu’il se passe quelque chose de grave. »
Comment réagir ?
S. T. : « A l’école primaire, on intervient en allant voir la direction. A partir de la 5e et surtout la 4e, l’adolescent a envie d’être pris au sérieux par rapport à sa capacité à se débrouiller seul. Si on fait tout à sa place, il peut se sentir diminué. On l’écoute, on prend la mesure du calvaire vécu. On lui dit que ça doit être très dur et qu’on est avec lui. On lui demande ce qu’il voudrait qu’on fasse : veut-il qu’on parle à ses professeurs ? Qu’on l’aide à en parler aux surveillants ?
Ensuite, on voit comment faire face à ses harceleurs. Est-ce qu’il peut leur répondre ? On prépare ensemble les phrases, ripostes pour ne pas se laisser faire. On peut jouer la scène pour l’entraîner. On peut lui dire de nous pousser, de relever la tête, sans aller jusqu’à frapper, mais en disant “stop”, en criant pour attirer l’attention des autres et impressionner les harceleurs. En l’absence de limites, ils continueront. Plus l’adolescent travaille ça à la maison, plus il sera capable de riposter seul. »
Et les établissements scolaires ?
S. T. : « C’est important qu’ils aient des groupes de parole qui s’appuient par exemple sur la méthode de la préoccupation partagée surtout jusqu’en 6e. Elle ne cherche pas à punir les élèves harceleurs, mais à mettre en place une cellule (enseignants, surveillants, CPE, psychologue… ) dédiée. Dès qu’il y a un début de harcèlement, une personne de la cellule invite l’enfant harcelé à parler de ce qu’il vit et ressent.
Un autre adulte de la cellule reçoit les élèves intimidateurs et quelques témoins. L’entretien est bref. L’adulte demande si les enfants ont remarqué quelque chose. La réponse est souvent non. L’adulte demande de faire attention à cet enfant car il est très préoccupé par ce qui lui arrive. Il demande à ce que les jeunes réfléchissent à la manière de l’aider s’ils voient quelque chose et les réunit la semaine suivante.
Dans 85 % des cas, les enfants proches du harceleur se mettent à aider la victime et le harceleur s’arrête. Dans les 15 % restants, il y a souvent un conseil de discipline avec une exclusion de trois jours. On peut aussi porter plainte. »
A savoir : Pour dénoncer le harcèlement scolaire, un numéro de téléphone : 3020 (appel et service gratuits).
« Mon fils m’a dit : « si vous ne faites rien, je me suicide ». » Le témoignage de Nicoleta
« Quand l’équipe éducative demandait à l’enfant d’arrêter, il cessait mais il recommençait encore plus fort après. Mon fils finissait par ne plus rien me dire. Quatre enfants étaient harcelés et subissaient des choses encore plus graves. L’un a même eu un traumatisme crânien. Mon fils changeait de comportement : il pleurait, me disait qu’il n’en pouvait plus, qu’il était nul, lui qui excellait en maths ne savait plus compter… Jusqu’au jour où il m’a dit : « Si vous ne faites rien, je me suicide ».
J’ai pris rendez-vous avec la direction de l’école et les professeurs. L’école n’a rien fait, pas même convoqué l’autre famille. J’ai déposé plainte. Ça donnait une mauvaise image de cette école privée et ils ont renvoyé nos deux enfants alors que mon autre fils n’était pas concerné. Depuis, mon fils appréhende beaucoup les rentrées. L’autre enfant a fini par être renvoyé, mais après avoir fait souffrir combien d’élèves ? Après ça, j’ai voulu aider les familles touchées par le harcèlement scolaire et j’ai créé avec une pédopsychiatre l’association : “Parle, je t’écoute”. »
A lire aussi sur le sujet…
“Le harcèlement scolaire - Guide pour les parents” de Bruno Humbeeck Ed. Odile Jacob, janvier 2023
“Plus jamais harcelés” de Saverio Tomasella Ed. Vuibert, avril 2023